Obligations et recours du nu-propriétaire face à l’inaction de l’usufruitier en matière d’entretien d’un bien immobilier
Dans le cadre du droit réel immobilier français, la dissociation des attributs de la propriété entre nu-propriétaire et usufruitier engendre une dialectique complexe entre jouissance et conservation du bien. L’usufruit, régi par les articles 578 à 624 du Code civil, confère à son titulaire le droit d’user de la chose et d’en percevoir les fruits, tandis que le nu-propriétaire détient la nuda proprietas, c’est-à-dire un droit résiduel actualisé au terme de l’usufruit.
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De ce démembrement, postule une obligation corrélative de conservation du bien, pesant principalement sur l’usufruitier en vertu de l’article 599 du Code civil, lequel impose à ce dernier d’entretenir le patrimoine dans son état originel et de supporter les charges d’usage courant. (1) Toutefois, cette architecture juridique peut être ébranlée lorsque l’usufruitier néglige ses devoirs d’entretien, exposant le bien à une dégradation préjudiciable.
Le nu-propriétaire, bien que privé de la jouissance immédiate, conserve un intérêt substantiel à la préservation de l’universum jus, garant de sa future pleine propriété. Dès lors se pose la question des recours juridiques susceptibles d’être mobilisés pour contraindre l’usufruitier défaillant, ou, à défaut, permettre au nu-propriétaire d’intervenir directement, sous réserve d’un remboursement ultérieur.
Cette problématique s’inscrit dans une tension entre le respect des prérogatives de l’usufruitier et la protection des droits expectatifs du nu-propriétaire, nécessitant une analyse fine des mécanismes de droit commun, des actions en justice envisageables et des implications successorales potentielles.
L’articulation entre les articles 599, 601 et 605 du Code civil, ainsi que la jurisprudence afférente, révèle une gradation des obligations et des sanctions, oscillant entre injonctions judiciaires, exécution d’office et créances sur la succession.
I. Les obligations légales de l’usufruitier en matière d’entretien du bien
A. Le cadre juridique des charges d’entretien à la charge de l’usufruitier
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Fondement textuel : article 599 du Code civil et distinction entre réparations d’entretien et grosses réparations
L’article 599 du Code civil, pierre angulaire du régime de l’usufruit, établit une distinction fondamentale entre les réparations dites « d’entretien », à la charge exclusive de l’usufruitier, et les « grosses réparations », qui incombent au nu-propriétaire. (2) Cette dichotomie, héritée du droit romain (onera ususfructus), répond à une logique de répartition équilibrée des responsabilités : l’usufruitier, en tant que bénéficiaire des fruits du bien, doit assumer les coûts liés à sa jouissance courante, tandis que le nu-propriétaire, titulaire ultime de la propriété, conserve la charge des investissements structurels.
Les réparations d’entretien, qualifiées également de réparations locatives par la jurisprudence, englobent l’ensemble des travaux nécessaires pour maintenir le bien dans un état conforme à sa destination, sans en altérer la substance ni la valeur patrimoniale. (3)
La Cour de cassation a précisé que cette notion couvre les interventions destinées à « prévenir la dégradation normale résultant de l’usage ou du vieillissement ». Ainsi, le remplacement d’une toiture partiellement endommagée par les intempéries ou la réfection d’un système de plomberie défaillant entrent dans cette catégorie.
À l’inverse, les grosses réparations, énumérées de manière limitative à l’article 606 du Code civil (réfection des murs porteurs, des voûtes, des poutres, etc.), visent à préserver l’intégrité physique du bien sur le long terme. La doctrine souligne que cette distinction, bien que textuelle, demeure soumise à une interprétation contextuelle : une réparation peut basculer dans la catégorie des grosses réparations si elle implique une transformation substantielle du bien, comme le remplacement intégral d’une façade menaçant de s’effondrer.
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Nature des travaux concernés : entretien courant, réparations locatives et limites de la charge
L’obligation d’entretien de l’usufruitier s’étend aux dépenses liées à la jouissance régulière du bien, incluant non seulement les réparations matérielles, mais aussi les charges périodiques. Ainsi, l’article 608 du Code civil impose à l’usufruitier de s’acquitter des taxes foncières, des primes d’assurance (couverture des risques locatifs) et des frais de gestion courante (entretien des espaces verts, honoraires du syndic en copropriété).
La jurisprudence rappelle que l’usufruitier ne peut se soustraire à ces obligations en invoquant la vétusté du bien, sauf si la dégradation relève d’un cas de force majeure (catastrophe naturelle, incendie accidentel) ou d’un vice caché antérieur à la constitution de l’usufruit. Toutefois, cette charge connaît des limites intrinsèques.
D’une part, l’usufruitier n’est pas tenu d’effectuer des travaux d’amélioration ou de modernisation excédant l’état initial du bien. Par exemple, remplacer un système de chauffage fonctionnel par un dispositif plus écologique, mais plus coûteux ne saurait lui être imposé. (4)
D’autre part, la Cour de cassation a jugé que les dépenses engagées pour le « simple confort » (installation d’une piscine, rénovation esthétique) ne sont pas récupérables, car étrangères à l’obligation légale de conservation.
B. Les conséquences de la carence de l’usufruitier
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Risque de dégradation du bien et atteinte à la substance de la propriété
L’inaction de l’usufruitier peut engendrer une altération irréversible du bien, portant atteinte à sa substance au sens de l’article 600 du Code civil. Cette notion, d’origine prétorienne, couvre toute dégradation réduisant durablement la valeur économique ou l’intégrité physique du bien. Ainsi, la négligence dans l’entretien d’une charpente, conduisant à son pourrissement, constitue une violation manifeste du devoir de conservation.
La jurisprudence étend cette notion aux dommages environnementaux, tels que la pollution d’un sol due à un défaut d’entretien d’une cuve à fioul. Le nu-propriétaire, bien que privé de la jouissance immédiate, dispose d’un intérêt légitime à agir pour prévenir ce préjudice futur.
Les tribunaux admettent ainsi une action préventive dès lors qu’un risque imminent de dégradation est établi. Par exemple, un expert judiciaire peut attester de fissures structurelles menaçant la stabilité d’un bâtiment, justifiant une intervention urgente.
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Responsabilité contractuelle et délictuelle de l’usufruitier (article 1240 du Code civil)
La carence de l’usufruitier ouvre la voie à une double responsabilité. Si l’usufruit découle d’un acte contractuel (donation avec réserve d’usufruit, pacte de famille), le nu-propriétaire peut engager une action en inexécution contractuelle sur le fondement des articles 1231 et suivants du Code civil. Cette action permet non seulement d’obtenir l’exécution forcée des travaux, mais aussi des dommages-intérêts compensant la perte de valeur du bien.
Parallèlement, l’article 1240 du Code civil offre un recours délictuel général, indépendamment de l’origine de l’usufruit. Pour l’appliquer, le nu-propriétaire doit démontrer une faute (négligence, abstention volontaire), un préjudice (dépréciation du bien, coûts de réparation) et un lien de causalité direct entre les deux.
La Cour de cassation exige une preuve tangible de la négligence, telle qu’un constat d’huissier ou un rapport d’expertise.
II. Les recours du nu-propriétaire face au défaut d’entretien
A. La possibilité de contraindre judiciairement l’usufruitier à exécuter les travaux
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Mise en demeure préalable et obligation de motivation
Avant toute saisine du juge, le nu-propriétaire doit respecter une procédure de mise en demeure, formalité essentielle pour garantir les droits de la défense. Cette mise en demeure, rédigée par huissier ou envoyée en lettre recommandée avec accusé de réception, doit être suffisamment précise pour permettre à l’usufruitier de comprendre l’étendue de ses obligations.
Elle doit inclure :
- Une description technique détaillée des travaux à réaliser, idéalement étayée par des devis ou des diagnostics professionnels.
- Un délai raisonnable pour leur exécution, variable selon l’urgence (ex. : un mois pour colmater une fuite d’eau, trois mois pour rénover une toiture).
- Une mention des voies de recours envisagées en cas de carence (saisine du tribunal, demande d’astreinte).
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Saisine du tribunal judiciaire : action en exécution forcée ou en dommages-intérêts
Si l’usufruitier persiste dans son inaction, le nu-propriétaire peut saisir le tribunal judiciaire, compétent en matière de droits réels immobiliers. L’action judiciaire revêt deux formes principales :
- L’action en exécution forcée : Le juge peut ordonner à l’usufruitier de procéder aux travaux sous astreinte, c’est-à-dire sous la menace d’une sanction pécuniaire progressive (ex. : 200 € par jour de retard). Cette astreinte, prévue à l’article L. 131-1 du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE), est fixée en proportion de la gravité du manquement et des moyens financiers de l’usufruitier. (5)
- L’action en indemnisation : Lorsque l’exécution en nature est impossible (usufruitier insolvable, refus persistant), le juge alloue des dommages-intérêts calculés sur la base du coût estimé des travaux, minoré d’une éventuelle indemnité d’occupation si le nu-propriétaire a déjà assumé les réparations.
Dans un arrêt du 21 mars 1962, la Cour de cassation a, en effet, jugé que « le nu-propriétaire peut, pendant la durée de l’usufruit, contraindre l’usufruitier à effectuer les réparations d’entretien tendant à la conservation de l’immeuble ou de la partie de l’immeuble grevée d’usufruit » (Cass. 1ère civ. 21 mars 1962).
À cet égard, en cas d’inaction de l’usufruitier il est un risque qu’il soit déchu de son droit. L’article 618 du Code civil prévoit, en effet, que « l’usufruit peut aussi cesser par l’abus que l’usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d’entretien. » (6)
B. L’intervention directe du nu-propriétaire et les modalités de remboursement
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Réalisation d’office des travaux nécessaires : conditions et preuves à apporter
L’article 605 indique que les grosses réparations restent à la charge de l’usufruitier lorsqu’elles ont été occasionnées par le défaut de réparations d’entretien, depuis l’ouverture de l’usufruit ; auquel cas l’usufruitier en est aussi tenu.
Ainsi, dans l’hypothèse où les grosses réparations résulteraient de la faute de l’usufruitier qui n’aurait pas satisfait à son obligation d’entretien et de conservation de la chose en bon état, c’est lui qui en supportera le coût.
Toutefois, en cas d’urgence absolue (risque d’effondrement, menace pour la sécurité publique), le nu-propriétaire est autorisé à intervenir sans l’accord préalable de l’usufruitier. Cette faculté, exceptionnelle, est strictement encadrée :
- Le péril imminent doit être attesté par un expert indépendant ou un rapport des pompiers (ex. : présence d’amiante, infestation de termites).
- Le nu-propriétaire doit informer sans délai l’usufruitier de son intervention, sauf impossibilité matérielle (usufruitier introuvable, situation d’urgence vitale).
- Les travaux doivent être strictement nécessaires et proportionnés au risque. La pose de renforts temporaires sur une structure fragilisée est ainsi admissible, tandis qu’une reconstruction intégrale sans justification serait abusive.
La jurisprudence sanctionne les dérives, comme la réalisation de travaux de confort (isolation phonique, aménagement paysager) sous couvert d’urgence.
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Créance sur la succession de l’usufruitier : constitution d’une sûreté et rang des créanciers
Les frais engagés par le nu-propriétaire pour des travaux urgents ou des réparations d’entretien non assumées par l’usufruitier constituent une créance privilégiée sur la succession de ce dernier. Pour sécuriser son recouvrement, plusieurs mécanismes sont mobilisables :
- Inscription d’un privilège immobilier : Le nu-propriétaire peut, dans un délai de deux mois après l’achèvement des travaux, inscrire un privilège sur le bien concerné. Ce privilège, opposable aux autres créanciers, garantit le remboursement en priorité sur le produit de la vente du bien.
- Droit de rétention : Sur les meubles de l’usufruitier situés dans le bien, le nu-propriétaire peut exercer un droit de rétention (article 2286 Code civil) jusqu’à concurrence du montant de sa créance, sous réserve d’agir de bonne foi. Toutefois, cette créance s’inscrit après les dettes alimentaires et les frais funéraires dans l’ordre des privilèges successoraux, ce qui en limite l’efficacité en cas de succession appauvrie.
La Cour de cassation précise que le remboursement ne peut excéder la plus-value objective apportée au bien, évaluée par expertise au jour du décès de l’usufruitier.
Le défaut d’entretien par l’usufruitier place le nu-propriétaire dans une situation juridique complexe, nécessitant une stratégie procédurale rigoureuse. Si les outils légaux (mise en demeure, action en justice, intervention d’urgence) offrent des moyens de contrainte efficaces, leur succès dépend d’une documentation irréprochable et d’un respect scrupuleux des formalités. En outre, la récupération des frais engagés reste tributaire des aléas successoraux, soulignant l’importance d’anticiper les risques par des conventions claires ou des garanties hypothécaires. Cette dialectique entre droits et obligations illustre l’équilibre délicat que le droit français cherche à préserver entre jouissance temporaire et pérennité du patrimoine.
Sources :
- Article 605 – Code civil – Légifrance / Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 18 décembre 2013, 12-18.537, Publié au bulletin – Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 2 mars 2022, 20-21.641, Publié au bulletin – Légifrance
- Cour d’appel de Versailles, 30 septembre 2020, 17/056801 – Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 12 juin 2012, 11-11.424, Publié au bulletin – Légifrance
- Article L131-1 – Code des procédures civiles d’exécution – Légifrance
- Article 618 – Code civil – Légifrance
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