Le non-versement de loyers à un enfant peut-il être considéré comme une libéralité rapportable à une succession ?
La question du non-paiement de loyers par un enfant occupant gratuitement un bien immobilier appartenant à ses parents revient régulièrement dans le cadre des successions.
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Elle soulève en particulier la problématique de savoir si cet avantage peut être qualifié de libéralité et, à ce titre, devoir être rapporté à la succession pour rétablir l’égalité entre héritiers.
La réponse n’est pas uniforme : elle dépend essentiellement des circonstances de l’occupation et de l’intention présumée des parents.
I. Principe : seul un avantage qualifié de libéralité est rapportable
Dans le cadre d’une succession, l’article 843 du Code civil (1) prévoit que « tout héritier venant à la succession doit rapporter à la masse de celle-ci ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ».
En cas de mise à disposition gratuite d’un logement à un enfant, l’avantage indirect constitué par l’économie de loyers n’est rapportable que s’il est prouvé que cette mise à disposition procède d’une intention libérale du disposant (animus donandi).
La Cour de cassation a abandonné l’ancienne approche objective imposant le rapport des loyers économisés sans preuve de l’intention libérale, pour revenir à une lecture orthodoxe fondée sur la preuve de l’animus donandi par quatre arrêts de janvier 2012, la première chambre civile vient de mettre un terme à cette dérive conceptuelle […] elle estime, en effet, que « seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du disposant dans l’intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession », “l’avantage indirect que constitue l’occupation à titre gratuit d’un logement ne sera qualifié de donation que si la preuve de l’intention libérale est rapportée, preuve qu’il appartient à celui qui invoque l’existence de la libéralité d’établir. (C.Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 09-72.542 (2) , n° 10-25.685 (3), n° 10-27.325 (4) et n° 11-12.863 (5)
Ce revirement est confirmé de manière constante depuis 2012, y compris lorsqu’un bail à ferme a été consenti, mais que les fermages n’ont ni été réclamés ni payés : l’avantage indirect n’est rapportable que si l’intention libérale des parents est caractérisée.
II. Les deux éléments cumulatifs à établir : appauvrissement et intention libérale
La qualification de donation suppose un double constat : un appauvrissement actuel et irrévocable du disposant corrélatif d’un enrichissement du bénéficiaire et une intention libérale de s’appauvrir.
En pratique, la preuve de l’intention libérale est délicate et relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, qui doivent la constater en la personne du disposant. En cas de désaccord, ce point délicat ressortit à l’appréciation souveraine des juges du fond, qui doivent constater l’intention libérale en la personne du disposant. En pratique, cette preuve est très difficile à apporter, surtout lorsque l’enfant a été hébergé par ses parents. (Cass. 1e civ. 18-1-2012 n° 11-12.863 (5), 10-25.685 (3) et 09-72.542 (2)
Le paiement par l’occupant de l’ensemble des charges du logement mis à disposition peut exclure l’intention libérale et donc le rapport.
III. Cas où le non-versement de loyers n’est pas rapportable
Si la mise à disposition est juridiquement un prêt à usage (commodat), aucun transfert patrimonial n’étant opéré et aucun appauvrissement du prêteur n’étant caractérisé, il n’y a pas d’avantage indirect rapportable.
Lorsque la gratuité trouve une contrepartie onéreuse, la qualification de libéralité est écartée, faute d’intention libérale établie. L’intention libérale n’est pas établie lorsque la jouissance gratuite du logement a pour contrepartie le paiement de l’ensemble des charges du logement mis à disposition.
La mise à disposition qui correspond à l’exécution d’une obligation légale (contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants) n’est pas requalifiée en donation rapportable, faute d’intention libérale autonome.
IV. Cas où le non-versement de loyers peut être rapportable
La renonciation aux loyers (fermages) peut constituer un avantage indirect, mais elle n’est rapportable qu’à la condition que l’intention libérale soit démontrée, à défaut de quoi le rapport est refusé. Une occupation gratuite très longue et privative, dans un contexte de démembrement, a pu être qualifiée d’avantage indirect rapportable, les loyers théoriques devant alors être rapportés après déduction de certains frais d’entretien à la charge de l’usufruitier.
L’indemnité de rapport due par le donataire d’un immeuble en nue-propriété qu’il a occupé gratuitement est égale aux loyers qui auraient dû être payés si le bien avait été loué, après déduction du seul montant des frais d’entretien incombant au donateur usufruitier. (Cass. 1e civ. 2-3-2022 n° 20–21.641 F- (6)
La jurisprudence explique que ce résultat tient aux circonstances (durée de 44 ans, usage mixte logement et cabinet, articulation des charges entre usufruitier et nu-propriétaire) et rappelle la méthode de calcul en cas de démembrement. La Haute Juridiction retient la qualification d’avantage indirect rapportable […] Cela tient peut-être à la durée particulièrement longue de l’occupation gratuite (44 ans) ainsi qu’à l’usage mixte […] une fois admis que le montant rapportable […] correspondait aux loyers […] déduction faite du montant des travaux incombant au disposant.
V. Charge de la preuve et moyens de preuve
La charge de la preuve de l’intention libérale pèse sur celui qui demande le rapport, et les juges du fond apprécient souverainement cette preuve, à rebours de l’ancienne approche objective abandonnée en 2012.
La preuve de l’intention libérale peut résulter d’un testament, y compris révoqué, qui conserve alors une valeur probatoire quant à l’intention, bien qu’il soit dépourvu d’effet dévolutif.
VI. Particularités d’évaluation du rapport en cas d’avantage établi
Si rapport il y a, l’évaluation se fait à la date du partage d’après l’état du bien au jour de l’entrée dans les lieux, et le plafond de cinq ans de l’article 815-10 du Code civil (7) (indivision) est inapplicable au rapport des libéralités, y compris pour l’avantage lié à l’occupation gratuite.
En présence d’un démembrement, l’indemnité de rapport équivaut aux loyers théoriques, après déduction des seules dépenses d’entretien incombant à l’usufruitier, à l’exclusion des grosses réparations à la charge du nu-propriétaire/occupant.
VII. Conseils pratiques pour sécuriser la situation
Pour éviter une requalification en libéralité, un prêt à usage formalisé peut être conclu, ce qui exclut l’appauvrissement et donc le rapport, sous le contrôle du juge sur la qualification retenue.
À l’inverse, si l’intention de gratifier existe, il est souhaitable de la formaliser (par exemple via un testament) pour apporter la preuve utile au jour du règlement successoral, tout en gardant à l’esprit que le régime des donations de fruits et revenus est soumis au rapport sauf stipulation expresse hors part.
SOURCES :
- https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006432755
- https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000025183046/
- https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000025183105/
- https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000025183182
- https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000025182970/
- https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000045308924
- https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006432430